• Toute race, tout art a son hypocrisie. Le monde se nourrit d’un peu de vérité et de beaucoup de mensonge. L’esprit humain est débile; il s’accommode mal de la vérité pure; il faut que sa religion, sa morale, sa politique, ses poètes, ses artistes, la lui présentent enveloppée de mensonges. Ces mensonges s’accommodent à l’esprit de chaque race; ils varient de l’un à l’autre : ce sont eux qui rendent si difficile aux peuples de se comprendre, et qui leur rendent si facile de se mépriser mutuellement. La vérité est la même chez tous; mais chaque peuple a son mensonge, qu’il nomme son idéalisme; tout être l’y respire, de sa naissance à sa mort : c’est devenu pour lui une condition de vie; il n’y a que quelques génies qui peuvent s’en dégager, à la suite de crises héroïques, où ils se trouvent seuls, dans le libre univers de leur pensée.

     

    "Jean-Christophe"  Romain Rolland *

     

     

     
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  • La mort d’une ville – Il viendra un jour où le tribunal des peuples ouvrira ses portes ; où le soleil éclairera avec mépris la face astucieuse d’Hitler, son front bas et ses tempes creuses ; où l’ataman de l’aviation fasciste, aux bajoues bouffies de graisse, se retournera à côté du « Führer » sur le banc d’infamie.
    « À mort ! » diront les vieilles femmes aux yeux aveuglés de larmes.
    « À mort ! » diront les enfants dont les pères et les mères ont péri dans les flammes.
    « À mort ! » dirons les mères qui ont perdu leurs enfants.
    « À mort au nom de l’amour sacré pour la vie ! »
    « À mort ! » dira la terre souillée par eux.
    D’ici cent ans les historiens, horrifiés, examinerons les ordres du jour, tranquillement et méthodiquement tracés, adressés par le GQG du commandement allemand à l’armée et aux chefs des escadrilles et des détachements d’aviation. Qui les a rédigés ? Des brutes, des fous ou des êtres inanimés, avec des doigts de fer, des machines à compter et des intégrateurs ?


    Le raid de l’aviation allemande commença vers minuit. Les premiers avions de reconnaissance, volant à grande altitude,bombardemet minsk, lancèrent des fusées éclairantes, quelques paquets de bombes incendiaires. Les étoiles, pâlies, disparurent quand les globes blafards des fusées, soutenus au moyen de parachutes, demeurèrent suspendus dans l’air. Une clarté morte s’épandait, éclairant tranquillement, de façon minutieuse et attentive, les places publiques, les rues et les ruelles de la ville. Toute la cité endormie surgissait dans cette lumière : La silhouette blanche du pionnier en plâtre, sonnant du clairon ; les vitrines des librairies ; les bocaux de cristal aux reflets roses et bleus, derrière les glaces des pharmacies. Dans le parc, le feuillage tout à l’heure sombre des grands érables se détachait, incisif, de l’obscurité, et les jeunes et sottes corneilles poussaient des cris effarés devant ce brusque lever du jour.
    (…)
    Assoupie, elle se dressait sous la blanche clarté des fusées, cette ville abritant des dizaines de milliers de vieux, de vieilles, d’enfants et de femmes, ville qui subsistait depuis neuf siècles, où trois cent ans plus tôt on avait fondé un grand séminaire et bâti une église catholique toute blanche – ville habitée par des générations de joyeux étudiants. (...)

    Vassili Grossman «Années de guerre» éditions Autrement 1993

     

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  • « Enfance ! heureux, heureux temps qui ne reviendra plus ! Comment ne pas chérir, comment ne pas caresser les souvenirs de cet âge ? Ils élèvent mon âme, la rafraîchissent et sont pour moi la source des plus douces joies. Reviendra-t-elle cette insouciance du premier âge ? retrouverons-nous ce besoin d’aimer et cette foi ardente que nous possédions dans l’enfance ? Quel temps pourrions-nous préférer à celui-là où les deux plus douces vertus : la gaîté innocente et le besoin insatiable d’affection sont les seuls mobiles de notre vie ? Où sont ces prières brûlantes, où est ce don précieux, les larmes si pures de l’attendrissement ? La vie a-t-elle piétiné si péniblement sur mon cœur que je ne doive plus jamais connaître ces larmes et ces transports ? Ne m’en reste-t-il que les souvenirs ? »  

    Léon Tolstoï

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  •  

    Ils arrivèrent à une sombre forêt de mélèzes, les petits poneys d'Espagne happant l’air mince, et juste au crépuscule au moment où le cheval de Glanton enjamba un tronc d'arbre écroulé, un ours blond et maigre surgit d'un bas-fond de l’autre côté; là où il était à sa viandée, et abaissa sur eux ses yeux glauques de goret.
    Le cheval de Glanton se cabra et Glanton se plaqua sur l'épaule du cheval et sortit son revolver. Juste derrière lui venait un des Delaware et le cheval qu'il montait avait ralenti le pas et le Delaware essayait de tourner bride en lu martelant la tête avec son poing fermé quand l'ours braqua sur eux sa longue gueule à l'articulation muette, figée dans une expression d'inconcevable stupeur, une énorme bouchée se balançant à sa mâchoire et ses babines rouges de sang. Glanton fit feu. La balle atteignit l'ours à a poitrine et l'ours se pencha en poussant un étrange gémissement et saisit le Delaware et le souleva de son cheval. Glanton tira encore une fois dans l'épaisse collerette de fourrure en avant de l'épaule de l'ours à l'instant où le fauve tournait sur lui-même et l'homme suspendu entre ses mâchoires les regarda, sa joue contre le museau de la bête et un bras passé autour de son cou dans un geste d'insolente fraternisation comme un transfuge fou. Une tempête de cris à travers les bois et le choc des coups frappés par les hommes sur les chevaux hurlants pour les ramener à l'obéissance. Glanton armait son revolver pour la troisième fois quand l'ours s’élança en serrant dans sa gueule l'Indien qui se balançait comme une marionnette et l'ours sauta par-dessus Glanton dans un océan de poils mordorés souillés de sang et dans une puanteur de charogne et dans l'odeur terreuse qui était l'odeur même de la bête. Le coup de feu claqua et fut répercuté par l’écho, mince noyau de métal lancé vers les lointaines rocades et matière tournant en silence à l'ouest au-dessus d'eux tous. D'autre détonations claquèrent et en quelques bonds macabres la brute s'enfuit avec son otage dans la forêt et disparut dans la noircissante pénombre des arbres.
    Les Delaware traquèrent le fauve trois jours durant tandis que le détachement continuait. Le premier jour ils suivirent du sang et ils virent l'endroit où la bête s'était reposée et où ses blessures s'étaient taries et le lendemain ils suivirent les traces du rapt sur l'humus des hautes terres boisées et le surlendemain ils ne suivirent que des marques indistinctes sur une haut plateau pierreux et ensuite plus rien. Ils quêtèrent un signe jusqu’à la tombée de la nuit et ils dormirent sur les silex nus et le jour suivant ils se levèrent et fouillèrent du regard tout ce pays sauvage et rocailleux du côté du nord. L'ours avait emporté leur frère de sang comme ces bêtes fabuleuses des livres de contes et la terre les avait engloutis sans espoir de rançon ou de sursis.

    "Méridien de sang" Cormac McCARTHY

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  • La vérité est sur des tréteaux dans un cercueil encore ouvert. La vérité a le visage d'un mort. C'est un visage retourné comme un gant. Un visage sans dedans ni dehors. Un mort c'est comme une personne. Un mort c'est comme tout le monde. Tout va vers ce visage, comme vers sa perfection. La peur, l'attente, la colère, l'espérance de l'amour et les soucis d'argent, tout va vers ce visage comme vers un dernier mot. Le mort se tait pour dire en une seule fois. Le mort dit vrai en ne disant plus et si, sur lui, l'on jette tant de silence, c'est pour ne rien entendre.

    Christian Bobin  " La part manquante" *

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