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    La propagande de paix est le complément nécessaire de la politique de paix : car la politique pacifiste est court-termiste — la propagande pacifiste est long-termiste.

    La propagande de paix seule est incapable d’empêcher la guerre imminente, dans la mesure où elle a besoin d’au moins deux générations pour devenir effective ; la politique de paix seule est incapable d’assurer la paix durable, dans la mesure où, à côté du développement rapide de notre époque, le rayon d’action de la politique atteint difficilement deux générations.

    Dans le meilleur des cas, la politique de paix peut créer, au moyen d’une grande adresse, une paix provisoire , au sein de laquelle offrir à la propagande de paix la possibilité de désarmer moralement les peuples et de les convaincre du fait que la guerre soit un moyen barbare, non pratique et vieilli de régler les différends internationaux.

    En effet, tant que ce constat ne se sera pas imposé internationalement, et tant qu’il y aura des peuples pour voir la guerre comme étant le moyen le plus approprié pour imposer leurs buts politiques, la paix ne pourra pas s’appuyer sur le désarmement, mais seulement sur la supériorité militaire des pacifistes.

    Le désarmement total ne sera possible qu’après la victoire de la pensée pacifique — tout comme l’abolition de la police ne serait possible qu’après la disparition de la criminalité : sinon, l’abolition de la police mène à la dictature du crime — l’abolition de l’armée à la dictature de la guerre.

    *

    La propagande pacifiste se dirige contre les instincts de guerre , les intérêts de guerre et les idéaux de guerre.

    Le combat contre les instincts de guerre doit être mené à travers leur affaiblissement, leur détournement ainsi qu’à travers le renforcement des instincts opposés.

    Il s’agit avant tout de déshabituer les peuples de la guerre , et de laisser ainsi mourir leurs instincts de guerre, tout comme les fumeurs, les buveurs, et les morphinomanes abandonnent leurs penchants en ne s’y adonnant plus. Le moyen pour se déshabituer de la guerre est la politique de paix.

    Le sport est très approprié pour détourner de l’attitude guerrière les instincts de combat humains, et plus particulièrement masculins. Ce n’est pas un hasard si les peuples européens les plus sportifs (les Anglais, les Scandinaves) sont en même temps aussi les plus pacifiques.

    Seule la chasse constitue ici une exception : elle conserve la plus primitive des formes de combat et renforce les instincts de meurtre, au lieu de les dévier. Le fait que dans beaucoup de pays européens la chasse ait été le sport principal des castes et des hommes dominants a beaucoup contribué au maintien du militarisme européen : car la chasse éduque facilement à l’irrespect de la vie étrangère et insensibilise vis-à-vis des effusions de sang.

    *

    La condamnation de la guerre ne doit jamais dégénérer en une condamnation du combat. Un tel déraillement du pacifisme ne ferait que jouer le jeu des contre-arguments percutants des militaristes, et compromettre éthiquement et biologiquement le pacifisme.

    En effet le combat et la volonté de combat sont les créateurs et les mainteneurs de la culture humaine. La fin du  combat et la mort de l’instinct de combat humain seraient synonymes de fin et de mort de la culture et de l’humain.

    Le combat est bon ; seule la guerre est mauvaise , car elle est une forme primitive, grossière et vieillie du combat international — tout comme le duel est une forme primitive, grossière et vieillie du combat sociétal.

    À partir de là, le but du pacifisme n’est pas l’abolition du combat, mais plutôt l’affinement, la sublimation et la modernisation de ses méthodes.

    *

    À ce jour, la forme du combat économique est sur le point de prendre le relais de la forme du combat militaire : les boycotts et les blocus se substituent aux guerres, la grève politique se substitue à la révolution. La Chine a gagné plusieurs batailles politiques contre le Japon grâce à l’arme du boycott et Gandhi cherche, au moyen de ces méthodes non sanglantes, à mener à bien le combat de libération indien.

    Un temps viendra où les rivalités nationales seront réglées avec des armes spirituelles plutôt qu’avec des couteaux et des billes de plomb. Plutôt que de se défier dans une course à l’armement, les peuples se défieront alors mutuellement dans une compétition en termes de performances scientifiques, artistiques et techniques, en termes de justice et d’assistance sociale, en termes de santé publique et d’éducation publique et en termes de promotion de grandes personnalités.

    *

    Le combat contre les intérêts de guerre forme la seconde tâche de la propagande de paix.

    Cette propagande consiste à amener la preuve, aux peuples et aux individus, des chances réduites de gain et des énormes risques de perte, avec pour résultat le fait que la guerre soit présentement devenue un business mauvais, risqué et non rentable.

    En ce qui concerne les peuples, Norman Angell  a déjà apporté cette preuve avant la guerre, et la Guerre mondiale a brillamment confirmé sa thèse.

    La question de savoir si, d’un point de vue national, une guerre de libération indienne victorieuse, ou une conquête de l’Australie par les Mongols, compenseraient les sacrifices, peut rester ici non débattue : ce qu’il y a de certain cependant, c’est que d’une nouvelle guerre européenne le vainqueur ressortirait lourdement ruiné, d’un point de vue politique, économique et national, tandis que le peuple vaincu serait anéanti pour toujours. Le gain potentiel est absolument sans commune mesure avec les pertes certaines.

    *

    Ne sont personnellement intéressés aux guerres que, d’un côté les politiciens et les militaires ambitieux qui en espèrent la gloire — et de

     « La grande illusion » de Norman Angell.

    l’autre les fournisseurs de guerre qui en espèrent du business. Ces groupes sont très petits, mais très puissants.

    Le premier groupe peut être, dans les États démocratiques, neutralisé par un pacifisme décidé : les politiciens qui placent leur ambition au- dessus du bien-être de leur peuple doivent être traités comme des criminels.

    Les officiers prétendent souvent que leur attitude guerrière est un devoir professionnel . Dans les États dont la politique est pacifiste, ce serait une lourde erreur ; car dans ce cas l’armée ne vaut pas en tant que moyen de conquête, mais en tant qu’arme nécessaire contre les volontés guerrières étrangères. Il serait donc nécessaire que les officiers soient directement éduqués comme des pacifistes , mais des pacifistes héroïques , en chaque instant prêts à risquer leur vie pour le maintien de la paix et à se sentir comme des chevaliers croisés en combat contre la guerre.

    Les industriels qui souhaitent ardemment la guerre à cause des profits de guerre doivent être renvoyés au fait qu’à l’issue de la prochaine guerre européenne se trouvera vraisemblablement le bolchevisme. Ce qui les attend donc avec une probabilité supérieure à 50% à la fin de la guerre, c’est l’expropriation, si ce n’est le gibet.

    Vu sous cet angle, le business de guerre perd de son attrait. En effet il paraît quand même plus avantageux pour l’industrie de se contenter de profits de paix relativement minces mais sans danger, plutôt que de courir après des profits de guerres gras mais dangereux pour la vie.

    Cette argumentation est importante parce qu’elle retire à la propagande de guerre son moteur doré, et conduit à la propagande de paix.

    *

    La propagande de paix doit aussi mobiliser Ximagination humaine contre la guerre du futur. Elle doit éclairer les masses sur les dangers et les horreurs qui les menacent en cas de guerre : sur les nouveaux rayons et gaz qui peuvent assassiner des villes entières ; sur la menace d’une guerre d’extermination qui serait moins dirigée contre le front que contre l’intérieur du pays ; sur les conséquences politiques et économiques qu’entraînerait une telle guerre pour les vainqueurs et les vaincus.

    Cette propagande doit aider les faibles souvenirs humains et la faible imagination humaine : car si les humains avaient plus d’imagination — il n’y aurait alors plus de guerre. La volonté de vivre serait l’alliée la plus forte du pacifisme.

    *

    Les instincts de guerre sont grossiers et primitifs — les intérêts de guerre problématiques et dangereux — les idéaux de guerre mensongers et vieillis.

    Ils vivent de la falsification qui identifie la guerre au combat, les guerriers aux héros, l’absence d’imagination à la bravoure, la crainte à la lâcheté.

    Ils datent d’une époque disparue, de situations surmontées. Ils ont jadis été forgés par une caste guerrière , et ont été repris aveuglément  par les peuples libres.

    Jadis, le guerrier était le gardien de la culture, le héros de guerre un héros en soi, et la guerre l’élément vital des peuples, dont le destin se décidait à travers leur bravoure au champ de bataille.

    Depuis lors, la guerre est devenue non chevaleresque, ses méthodes odieuses, ses formes laides  ; la bravoure personnelle n’est plus décisive : à la beauté chevaleresque d’un tournoi de masse s’est substituée la misérable laideur d’un abattoir de masse. La guerre mécanisée d’aujourd’hui a pour toujours perdu son romantisme d’antan.

    Du point de vue éthique, la guerre défensive est une défense d’urgence organisée — la guerre d’attaque un meurtre organisé. Plus grave encore : des humains pacifiques sont violemment contraints d’empoisonner et de déchiqueter  d’autres humains pacifiques.

    La responsabilité de ces meurtres de masse suscités ne revient pas aux perpétrateurs, mais aux incitateurs. Dans les États démocratiques, ces incitateurs sont directement les députés bellicistes, et indirectement leurs électeurs.

    Quiconque s’effraie de commettre un meurtre doit bien réfléchir à qui il envoie au parlement en tant qu’homme de confiance !

     

     

     

     

     

     

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    5. LA PAIX DANS LE MONDE ET LA PAIX EN EUROPE

    Les buts du pacifisme religieux sont absolus et simples — les buts du pacifisme politique relatifs et multiples. Chaque problème politique exige une prise de position particulière du pacifisme.

    Il y a trois types principaux de guerre : la guerre d’attaque , de défense et de libération.

    Tous les pacifistes sont des adversaires de la guerre de conquête ; le chemin pour la combattre est clairement déterminé : une assurance réciproque des États pour une défense commune contre les briseurs de paix. Une telle organisation, telle qu’elle est planifiée aujourd’hui par la Société des Nationsdans le pacte de sécurité, protégera à l’avenir les peuples des guerres de conquête et leur épargnera en même temps des actions de défense individuelles.

    Bien plus difficile est le problème de la guerre de libération. En effet celle-ci est dans la forme une guerre d’attaque — mais dans l’essence une guerre de défense contre une conquête rigidifiée  . Un pacifisme qui rend la guerre de libération impossible, prend ainsi le parti de l’oppresseur. D’un autre côté, la légitimation internationale de la guerre de libération serait un blanc-seing pour les guerres de conquête.

    En effet, la libération des peuples et des classes opprimées est le prétexte préféré de toutes les guerres de conquête ; et comme partout il y a des peuples, des fragments de peuple, des races et des classes qui se sentent opprimés ou qui le sont réellement, un pacifisme qui permettrait

    aujourd’hui la guerre de libération, serait en pratique illusoire.

    Deux théories s’affrontent donc ici : le pacifisme conservateur des peuples saturés, dont le but est la lutte contre chaque briseur de paix, ainsi que le maintien du status quo et des rapports de force en présence — et le pacifisme révolutionnaire , dont le but est une ultime guerre mondiale, pour

    la libération des toutes les classes, de tous les peuples et de toutes les races opprimés, et avec elle l’anéantissement de toute future cause de guerre, et la fondation de la république mondiale pacifiste.

    Le pacifisme conservateur a son siège dans la Société des Nations genevoise — le révolutionnaire dans F Internationale moscovite.

    *

    Le pacifisme genevois veut aujourd’hui maintenir la paix, sans aplanir la matière des conflits qui menace de mener à une guerre future ; le pacifisme moscovite veut accélérer l’explosion internationale, afin d’instaurer pour le futur un royaume de la paix assuré.

    Il est à craindre que Genève sera trop faible pour maintenir la paix — et Moscou trop faible pour l’instaurer. C’est pourquoi les deux tendances menacent de par leur radicalisme la paix mondiale.

    Une issue partielle à ce dilemme consiste en un pacifisme évolutionnaire , dont le but est une déconstruction pas à pas de l’oppression nationale et sociale, avec un maintien simultané de la paix. Ce pacifisme, cheminant comme une corde frêle au-dessus d’un double abîme, requiert la plus haute adresse politique de la part des leaders et une grande compréhension politique de la part des peuples. Mais il doit être recherché par tous ceux qui veulent sincèrement la paix.

    *

    Les deux problèmes du futur, relatifs à la paix, les plus difficiles sont : le problème indien et le problème australien ^. Dans la question indienne (qui est un cas particulier  de la question coloniale en général) la volonté d’indépendance politique de la nation culturelle indienne, et la volonté britannique de la garder dans sa communauté de nations, demeurent apparemment irréconciliables l’une avec l’autre. Cette situation va inciter les peuples asiatiques (et semi-asiatiques) à s’unir un jour avec l’Inde pour un grand combat de libération.

    La question australienne (qui est un cas particulier de la question de l’immigration dans le Pacifique) tourne autour de l’impossibilité pour les Mongols d’entrer à l’intérieur des zones de peuplement anglo-saxonnes  et aux conditions d’entrée sur le territoire drastiques réservées aux migrants asiatiques. Le but de cette loi était de favoriser au maximum l’immigration européo-occidentale et de réduire au minimum le plus strict l’immigration asiatique.

     La forte croissance de la population des Mongols est disproportionnée en regard de leur manque en zones de peuplement, et menace de conduire un jour à une explosion dans l’océan Pacifique, si aucune soupape de sûreté ne leur est ouverte. D’un autre côté, les Australiens blancs savent qu’une admission des Mongols les pousserait à court terme au rang de minorité. Le fait de savoir quelle solution sera trouvée pour ce problème, si la Chine devient un jour aussi armée que le Japon, est incertain.

    La solution pacifique de ces problèmes mondiaux est l’une des très difficiles tâches des pacifistes britanniques, asiatiques et australiens.

    Les pacifistes européens doivent cependant clairement reconnaître qu’une solution guerrière à ces questions est plus probable qu’une solution pacifique, mais qu’il leur manque la puissance et l’influence pour empêcher ces guerres menaçantes.

    *

    Ce constat clarifie la mission du pacifisme européen : il n’a pas la puissance de pacifier la Terre entière— mais il a pleinement la puissance d’offrir à l’Europe une paix durable, en résolvant la question européenne et en évitant à son continent d’être impliqué dans ces conflits futurs, en Asie et dans le Pacifique. Par conséquent, le pacifisme politique européen doit apprendre à limiter ses buts et à différencier ce qu’il ne peut que souhaiter — de ce qu’il peut aussi atteindre. Sans outrepasser ses forces, il doit d’abord lutter sur son propre continent pour une paix durable et laisser les Américains, les Britanniques, les Russes et les Asiatiques maintenir la paix dans les parties du monde qui leur échoient. Mais en même temps, tous les pacifistes du monde doivent rester en constant contact les uns avec les autres, dans la mesure où beaucoup de problèmes (avant tout le désarmement) ne peuvent être résolus  internationalement, et dans la mesure où le pacifisme international doit chercher à éviter, et à régler les conflits entre ces complexes mondiaux.

    En comparaison avec ces risques de guerre est-asiatiques, les problèmes européens de paix sont relativement faciles à résoudre. Aucun obstacle insurmontable ne se dresse sur le chemin vers la paix européenne. Personne ne pourrait gagner quoi que ce soit à une guerre européenne — mais tous

    auraient tout à y perdre. Le vainqueur sortirait de ce meurtre de masse mortellement blessé — et le vaincu anéanti.

    C’est pourquoi une nouvelle guerre européenne ne pourrait naître que de par un crime des militaristes, de par l’inconscience des pacifistes et l’imbécillité des politiciens.

    Elle peut être empêchée si dans chaque pays les bellicistes sont tenus en échec, les pacifistes remplissent leur devoir, et les hommes d’État protègent les intérêts de leurs peuples.

    *

    La protection de la paix en Europe, qui est aujourd’hui devenue les Balkans du monde, forme un pas en avant essentiel vers la paix mondiale. Tout comme la Guerre mondiale est née en Europe — de même la paix mondiale pourrait peut-être aussi naître un jour en Europe.

    En aucun cas on ne peut penser à une paix mondiale, avant que la paix européenne ne soit ancrée dans un système stable.

    6. LE PROGRAMME DE PAIX DE LA REALPOLITIK

    Le risque de guerre en Europe se divise en deux groupes : le premier est fondé sur l’oppression nationale — le second sur l’oppression sociale.

    Aujourd’hui la question des frontières et la question russe menacent la paix européenne. —

    L’essence de la question des frontières consiste en ceci que la plupart des États et des peuples européens ne sont pas satisfaits de leurs frontières actuelles, dans la mesure où elles ne correspondent pas aux exigences nationales, économiques ou stratégiques des nationalistes. Un changement pacifique des frontières actuelles est impossible de par leur présente signification  : les nationalistes de ces États insatisfaits préparent donc un changement de frontière violent via une nouvelle guerre, et contraignent leurs voisins au réarmement.

    La question russe s’enracine aujourd’hui dans le fait qu’à la frontière ouverte est-européenne se tienne une puissance mondiale, dont les leaders reconnaissent que leur but est de faire chuter violemment  le système existant en Europe. Pour atteindre ce but, ils entretiennent avec de l’argent l’irrédentisme social européen et espèrent bientôt être en mesure de pouvoir adjoindre à ces fonds de propagande des troupes soviétiques, pendant le déclenchement de la révolution européenne.

    Pour des raisons principielles, la Russie est une adversaire du pacifisme actuel , elle se réclame de méthodes militaristes et organise une armée forte pour, avec son aide, changer fondamentalement la carte du monde, du moins en Europe  et en Asie. Dès que cette armée sera assez forte, elle e mettra sans aucun doute en marche contre l’Ouest.

    *

    Ces deux problèmes, qui s’affrontent mutuellement en des points isolés , menacent quotidiennement la paix de l’Europe. Chaque pacifiste européen doit s’en démêler et essayer de les prévenir.

    Le programme paneuropéen 60 est le seul chemin pour empêcher ces deux guerres menaçantes, avec les moyens de la Realpolitik, et pour protéger la paix européenne. Son but est :

    1. La protection de la paix européenne interne via une convention d’arbitrage, un pacte de sécurité, une alliance douanière et une protection des minorités paneuropéens.

    2. La protection de la paix avec la Russie via une alliance défensive paneuropéenne, via la réciprocité de la reconnaissance, de la non-ingérence et de la garantie des frontières, un désarmement commun et une collaboration économique, tout autant que via une déconstruction de l’oppression sociale.

    3. La protection de la paix avec la Grande-Bretagne , l’Amérique et l’Asie de l’Est , via une convention d’arbitrage obligatoire et une réforme régionale de la Société des Nations.

    *

    Le programme paneuropéen est la seule solution possible au problème européen des frontières. En effet, l’incompatibilité de toutes les aspirations nationales, tout comme la tension en Europe, entre les frontières géostratégiques, historico-économiques, et nationales, rend un encadrement juste des frontières impossible. Un changement des frontières  aplanirait les anciennes injustices, mais leur y substituerait de nouvelles.

    Voilà pourquoi n’est possible une solution au problème des frontières européen qu’à travers sa neutralisation.

    Les deux éléments de cette solution sont :

    A. L’élément conservateur du status quo territorial, qui stabilise les frontières existantes et empêche ainsi la guerre imminente ;

    B. l’élément révolutionnaire de l’aplanissement progressif des frontières en termes stratégiques, économiques et nationaux, qui détruit le germe des guerres futures.

    Cette protection des frontières, alliée à leur déconstruction, préserve la structure formelle de l’Europe, tandis qu’elle change leur essence . De sorte qu’elle protège simultanément la paix présente et future, ainsi que l’épanouissement économique et national de l’Europe.

    L’autre risque de guerre en Europe est le danger russe.

    La militarisation russe provient d’un côté de la crainte d’une invasion antibolchévique, qui serait soutenue par l’Europe — et de l’autre côté de la volonté de mener, sous le signe de la libération sociale, une guerre d’attaque contre l’Europe.

    C’est pourquoi le but du pacifisme européen doit être de protéger simultanément la Russie d’une attaque européenne et l’Europe d’une attaque russe. Le premier n’est possible qu’à travers une sincère volonté de paix — le second à travers une supériorité militaire. L’Europe peut tout de suite atteindre cette supériorité militaire, sans augmentation de son armement, via une alliance défensive paneuropéenne.

    Le pacifisme européen n’a cependant pas le droit de laisser dégénérer cette suprématie militaire en course à l’armement [173], il doit

    plutôt en faire la base du désarmement et de l’entente russo-européens.

    L’Europe n’a pas la possibilité de changer l’attitude politique des détenteurs de pouvoir russes, dont le système est expansif. Comme elle ne peut pas convaincre ceux-ci de faire la paix, elle doit les y contraindre. Quand un voisin est pacifiquement disposé, et l’autre belliqueusement, le pacifisme exige alors que la supériorité militaire se situe du côté de la paix. Un renversement de ce rapport signifie la guerre.

    C’est une illusion de beaucoup de pacifistes que de voir dans l’affaiblissement de leur propre armement le chemin le plus sûr vers la paix. Sous certaines circonstances la paix exige le désarmement — sous d’autres circonstances cependant, l’armement. Si par exemple l’Angleterre et la Belgique avaient disposé d’armées plus fortes en 1914, la proposition de médiation anglaise aurait alors immédiatement eu, avant la catastrophe, plus de chances d’être acceptée.

    Si notamment un peuple passe aujourd’hui du pacifisme au refus du service de guerre, tandis que son voisin guette l’occasion de l’agresser, il n’encourage pas ainsi la paix, mais la guerre.

    Si un autre peuple augmente son armement pour assurer sa paix et par là même provoque un voisin pacifique dans une course à l’armement — il n’encourage pas ainsi la paix, mais la guerre.

    Chaque problème de paix demande un traitement individuel. C’est pourquoi l’Europe ne peut pas utiliser aujourd’hui les mêmes méthodes de paix vis-à-vis de l’Angleterre et de la Russie.

    La paix avec Y Angleterre, dont la politique est stable et pacifiste, peut s’appuyer sur des accords — la paix avec la Russie, qui se trouve en pleine révolution et qui ne renie pas ses plans guerriers à l’encontre du système européen, requiert une protection militaire.

    Il serait tout aussi non politique et non pacifiste de s’en remettre à des accords vis-à-vis des Soviétiques — que de s’en remettre à la flotte vis-à-vis de l’Angleterre. En revanche, le pacifisme européen doit en chaque instant se tenir prêt pour une Russie pacifiste qui désarme et renonce sincèrement à ses plans d’intervention, tout comme il doit se tenir prêt à faire face, à l’instar de l’Angleterre pacifiste.

    *

    Les pacifistes d’Europe ne doivent cependant jamais oublier que la Russie réarme au nom de la libération sociale et que des millions d’Européens percevraient une invasion russe comme une guerre de libération. Plus cette conviction s’étend chez les masses européennes, plus cette guerre devient menaçante.

    Tout comme les risques nationaux de guerre ne peuvent être durablement chassés que par une déconstruction de l’oppression nationale, ce risque social de guerre ne peut être chassé que par la déconstruction de l’oppression sociale.

    L’irrédentisme social européen ne renoncera à l’Internationale moscovite que si la preuve pratique lui est apportée du fait que la situation et le futur des travailleurs dans les pays démocratiques soient meilleurs que ceux des travailleurs soviétiques. Si le communisme réussit à apporter la preuve contraire, alors aucune politique extérieure ne pourra prémunir

    l’Europe contre la révolution et le rattachement à la Russie soviétique.

    *

    C’est ici que se manifeste l’étroite corrélation entre les politiques intérieure et extérieure, entre la liberté et la paix. Dans la mesure où toute oppression, qu’elle soit nationale ou sociale, porte en elle le germe d’une guerre, le combat contre l’oppression forme un élément essentiel du combat pour la paix.

    Toute oppression contraint l’oppresseur au maintien d’une puissance militaire, et contraint les oppressés ainsi que leurs alliés au bellicisme. Inversement, une politique de guerre et de réarmement met dans les mains des détenteurs du pouvoir  d’État l’instrument le plus fort pour une oppression intérieure : l’armée. C’est pourquoi la paix européenne et mondiale ne pourra être assurée définitivement que lorsque les religions, les nations et les classes cesseront de se sentir opprimées.

    C’est la raison pour laquelle une politique extérieure pacifique va main dans la main avec une politique intérieure libérale  — et une politique extérieure guerrière avec une oppression intérieure.

    7. ENCOURAGEMENT DE LA PENSÉE PACIFIQUE

    À côté du combat à mener pour faire gagner son programme de paix en termes de politique extérieure, le pacifiste ne doit manquer aucune occasion d’encourager la collaboration et l’entente internationales.

    Ceci conditionne l’attitude du pacifisme vis-à-vis de la Société des Nations .

    L’actuelle Société des Nations est, en tant qu’institution de paix, très imparfaite ; elle est avant tout lourdement chargée de par l’héritage de la guerre qui lui a donné naissance. Elle est faible, déstructurée , peu fiable ; de plus, elle n’est qu’un fragment tant que les États-Unis, l’Allemagne et la Russie en restent éloignés. Néanmoins, la Société des Nations genevoise est la première ébauche d’une organisation internationale et mondiale des États, devant se substituer à l’anarchie des États, en vigueur jusque-là.

    Elle a l’incommensurable avantage de l’existence vis-à-vis de toutes les institutions meilleures, qui ne sont que des projets.

    C’est pourquoi chaque pacifiste doit soutenir la faible, la fragile, l’embryonnaire Société des Nations : il doit la critiquer — non la combattre ; travailler à sa réorganisation  — non à sa destruction.

    Chaque pacifiste doit de surcroît contribuer à aplanir la stupide haine des peuples , qui nuit à tous et n’est utile à personne. Il peut faire cela au mieux via la diffusion de la vérité et via le combat contre la malveillante et inculte incitation à la haine raciale.

    En effet, l’une des causes principales de la haine nationale réside dans le fait que les peuples ne se connaissent pas mutuellement et ne se voient qu’à travers des images écorchées , d’après les remarques d’une presse et d’une littérature chauvines. Pour combattre ces déformations, le pacifisme doit créer une littérature populaire éclairante ,

    encourager les traductions, tout autant que les échanges entre professeurs, instituteurs, étudiants et enfants.

    À travers un accord international, le harcèlement chauvin contre les nations étrangères doit être combattu sans ménagement, dans les écoles et dans la presse.

    Pour le soutien  à la pensée pacifique et au combat contre le bellicisme, dans tous les États devraient voir le jour des ministères de la paix , qui, en étant en contact permanent entre eux et avec toutes les organisations pacifistes à l’intérieur et à l’extérieur du pays, serviraient à la réconciliation internationale.

    *

    L’une des tâches les plus essentielles du pacifisme consiste en l’introduction d’une langue de compréhensibilité  internationale. En effet, avant que les peuples ne puissent parler entre eux, on peut difficilement exiger d’eux qu’ils se comprennent.

    Une langue d’échange internationale aurait pour but, qu’à domicilechaque humain parle sa langue maternelle, tandis qu’il se servirait de la langue de compréhensibilité lorsqu’il serait en compagnie de ressortissants de nations étrangères. Ainsi, chaque humain quittant son paysn’aurait besoin de maîtriser que la langue de compréhensibilité seule, alors qu’aujourd’hui, à l’étranger, il a besoin de plusieurs langues.

    En tant que langue d’échange internationale, il ne peut être question que de Xespéranto ou de l’ anglais. La question de savoir laquelle de ces deux langues sera choisie pour les échanges internationaux est insignifiante à côté de l’exigence que le monde s’unisse à propos de l’une de ces deux langues.

    *

    La langue anglaise a le grand avantage, par rapport à l’espéranto, d’avoir déjà endossé le rôle de langue d’échange internationale en Australie, pour moitié en Asie, en Afrique et en Amérique tout comme dans une grande partie de l’Europe, de sorte que dans ces régions, son introduction officielle ne serait que l’officialisation d’une pratique déjà existante. À cela s’ajoute le fait qu’elle soit, de part sa position intermédiaire entre les langues germaniques et latines, facile à apprendre pour les Germains tout comme pour les Latins, et il en va de même pour les Slaves qui maîtrisent déjà une langue germanique ou latine. En outre, l’anglais est la langue des deux empires les plus puissants de la Terre et la langue maternelle la plus répandue de l’humanité blanche.

    L’introduction de la langue auxiliaire  internationale pourrait réussir, grâce à une proposition de la Société des Nations, de l’introduire obligatoirement, d’abord dans tous les collèges et dans toutes les institutions de formation des enseignants du monde, puis après une décennie, dans les écoles primaires également.

    *

    La diffusion des Lumières et le combat contre l’ignorance humaine ouvrent en soi des perspectives de réussite plus rapides pour la propagande de paix que la diffusion de l’humanité  et le combat contre la méchanceté.

    En effet les convictions humaines se modifient plus vite que les instincts humains. Et le mouvement pour la paix n’aurait pas du tout besoin d’en appeler au cœur humain, tout du moins en Europe — s’il pouvait dans une certaine mesure compter sur l’entendement humain.

    Tout comme Y Aufklàrung en a fini avec les bûchers de sorcières, la torture et l’esclavage — de même elle en finira un jour aussi avec la guerre, ce reste d’une époque barbare de l’humanité.

    Le fait de savoir quand cela se produira reste incertain ; mais le fait de savoir que cela se produira, est certain. La vitesse dépend des pacifistes.

    Le fait que les humains aient enfin appris à voler après des centaines de milliers d’années a été bien plus miraculeux et invraisemblable que ne l’est le fait qu’ils apprendront un jour à vivre en paix les uns avec les autres. —

     

     

     

     

     

     

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    1924

    Aux héros de la paix, morts, vivants, à venir

    1. DIX ANNÉES DE GUERRE

    La paix, qui est tombée en ruine il y a dix ans, n’est à ce jour toujours pas rétablie.

    À la période de guerre de cinq ans a succédé pour l’Europe une période de cinq ans de demi-guerre. Pendant cette période il y a eu la guerre  russo- polonaise et la guerre gréco-turque, l’occupation de la Ruhr, les combats en Haute-Silésie, en Lituanie, en Hongrie de l’Ouest, à Fiume, à Corfou, la guerre civile en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Hongrie, en Irlande, en Grèce, en Bulgarie et en Albanie, la propagation des assassinats politiques et de l’incitation à la haine raciale, l’effondrement des devises et l’appauvrissement de tous les peuples.

    Cette décennie, la plus grave de l’histoire européenne depuis les invasions barbares, forme une accusation contre la guerre plus grave encore que celle que les pacifistes ont pu ou pourraient porter conte elle : néanmoins cette accusée n’a été pénalisée ni dans sa liberté, ni dans son honneur, ni dans sa vie, bien au contraire, elle est fêtée partout en triomphatrice, dicte la politique européenne et se prépare à fondre de nouveau sur les peuples d’Europe, pour les anéantir définitivement.

    En effet, on ne peut douter du fait qu’en raison du progrès des techniques de guerre, et plus particulièrement de la fabrication des poisons et de l’aviation , la prochaine guerre européenne n’affaiblirait pas ce continent, elle anéantirait plutôt.

    Par rapport à ce danger, qui le concerne personnellement et directement, chaque Européen doit prendre position. S’il lui paraît inévitable, alors reste comme seule conséquence logique l’émigration vers un  continent étranger. S’il lui paraît évitable, alors reste en tant que devoir le combat contre le risque de guerre et ses émissaires : le devoir de pacifisme.

    Demeurer Européen n’est pas seulement un destin aujourd’hui — c’est surtout un problème plein de responsabilité, dont la solution conditionne le futur de tous et de chacun.

    *

    Le pacifisme est aujourd’hui en Europe la seule Realpolitik. Celui qui espère le salut d’une guerre, s’adonne à des illusions romantiques.

    La majorité des politiciens européens semble reconnaître cela et souhaiter la paix — et avec eux l’écrasante majorité des Européens.

    Ce fait ne peut pourtant pas calmer le pacifiste se souvenant qu’il en était déjà de même en 1914 ; à l’époque aussi la plupart des hommes d’État et la majorité des Européens voulaient la paix : et cependant la guerre a éclaté, contre leur volonté.

    Ce déclenchement de la guerre a réussi grâce à un coup d’Etat international de la minorité des amis de la guerre, contre la majorité des ennemis de la guerre en Europe.

    Ce coup d’État, préparé de longue date, a saisi une occasion propice, désarçonné à travers des mensonges et des slogans les peuples inconscients, dont le destin est alors resté pendant des années livré à ces minorités.

    Nous en sommes donc arrivés à la Guerre mondiale à cause de la détermination des militaristes et de la faiblesse des pacifistes. Tant que cette relation demeure, tous les jours peut éclater une nouvelle guerre européenne. En effet aujourd’hui, comme autrefois, une minorité guerrière petite mais énergique fait face à une majorité pacifiste grande mais dénuée d’énergie ; elle joue avec la guerre au lieu de l’écraser ; elle adoucit les bellicistes au lieu de les terrasser, et crée ainsi la même situation qu’en 1914.

    *

    Le pacifisme oublie qu’un loup est plus fort que mille moutons — et que le nombre, en politique comme en stratégie, n’est décisif que s’il est bien mené et bien organisé.

    Cela, le pacifisme d’aujourd’hui l’est aussi peu qu’il y a dix ans : s’il l’avait été autrefois, la guerre n’aurait pas éclaté ; s’il l’était aujourd’hui, l’Europe serait protégée d’une nouvelle guerre.

    L’impuissance du pacifisme réside aujourd’hui comme autrefois dans le fait que, certes beaucoup souhaitent la paix, mais très peu la veulent ; beaucoup craignent la guerre — mais seuls peu la combattent.

    2. CRITIQUE DU PACIFISME

    La passive culpabilité de guerre afflige le pacifisme européen. Son mauvais encadrement, sa faiblesse et son absence de caractère ont encouragé les bellicistes à commencer la guerre.

    Les partisans de la pensée pacifiste, qui en 1914 ne se sont pas engagés à temps ni assez fortement pour leur idéal, sont coresponsables du déclenchement de la guerre.

    Mais si aujourd’hui, après cette expérience et cette constatation, un adversaire de la guerre s’obstine à la passivité, il attire alors sur lui une culpabilité encore plus lourde en prêtant ainsi main forte indirectement à la future guerre.

    Un pacifiste riche, qui aujourd’hui ne finance pas la paix, est un demi- belliciste.

    Un journaliste enclin au pacifisme, qui aujourd’hui ne propage pas le paix — est également un demi-belliciste.

    Un électeur, qui pour des motifs de politique intérieure, élit un candidat dont il n’a pas été témoin de sa volonté pacifiste — se condamne ainsi lui-même et ses enfants à une demi-peine de mort.

    Le devoir de chaque pacifiste est : dans la mesure de ses possibilités, empêcher la menace d’une guerre future ; s’il ne fait rien dans cette direction, soit il n’est alors pas pacifiste, soit il est irresponsable .

    *

    Le pacifisme n’a rien appris de la guerre : il est aujourd’hui essentiellement le même qu’en 1914. S’il ne reconnaît pas ses erreurs et s’il n’échange pas, le militarisme le piétinera aussi dans le futur.

    Les principales erreurs du pacifisme européen sont :

    Le pacifisme est non politique : parmi ses leaders il y a trop de doux rêveurs, et trop peu de politiciens. C’est pourquoi le pacifisme compte souvent sur des illusions, et ne tient pas compte des faits donnés, ne tient

    pas compte des faiblesses, de la déraison et de la méchanceté humaines : il tire donc de présupposés faux, des conclusions fausses.

    Le pacifisme est illimité  ; il ne sait pas s’y prendre pour délimiter ses buts ; il ne parvient à rien parce qu’il veut tout en même temps.

    Le pacifisme est prudent ; il est raisonnable dans le but — mais déraisonnable dans les moyens. Il dirige son vouloir vers le futur — mais laisse le présent aux intrigues des militaristes.

    Le pacifisme n’a pas de plan : il veut empêcher la guerre, sans la remplacer ; à son but négatif manque le programme positif d’une politique mondiale active.

    Le pacifisme est éclaté ; il a des sectes mais pas d’Église ; ses groupes travaillent isolés, sans encadrement ni organisation uniformes.

    Le pacifisme a l’habitude d’être une annexe plutôt que le point central des programmes politiques ; leur point central est une attitude qui relève de la politique intérieure, tandis que leur pacifisme est plus tactique que principiel.

    Le pacifisme est inconséquent ; il est généralement prêt à reculer aveuglément devant un « idéal plus haut », c'est-à-dire devant un slogan adroit, comme il l'a fait en 1914

    et comme il serait prêt à le refaire dans le futur.

    *

    Les pacifistes sont le plus grand défaut [ Übel : mal] du pacifisme. N’y change rien le fait que ce soit parmi eux que se trouvent les meilleurs et les plus importants hommes de notre temps. Ceux-ci sont exceptés de la critique suivante.

    La plupart des pacifistes sont des fantaisistes , lesquels méprisent la politique et ses moyens au lieu de les pratiquer ; c’est pourquoi ils ne sont pas, au grand détriment de leurs buts, pris au sérieux politiquement.

    Beaucoup de pacifistes croient changer le monde à travers des prêches — plutôt que par des actions  : ils compromettent le pacifisme politique en lui imposant des spéculations religieuses et métaphysiques.

    La crainte de la guerre, principalement, est la mère du pacifisme. Cette crainte du danger s’étend aussi à la vie quotidienne du pacifiste, elle l’empêche ainsi de s’exposer pour la pensée pacifiste.

    La bravoure et le dévouement sont plus rares chez les pacifistes que chez les militaristes ; beaucoup reconnaissent le risque de guerre — mais peu recourent à un sacrifice personnel ou matériel pour le détourner. Au lieu d’être des combattants — ce sont des tire-au-flanc du pacifisme , qui laissent aux autres le combat dont ils récoltent une partie des fruits.

    Beaucoup de pacifistes sont des natures douces qui ne craignent pas seulement la guerre — mais aussi le combat contre la guerre ; leur cœur est pur, mais leur volonté est faible et leur valeur au combat est donc illusoire.

    La plupart des pacifistes sont faibles dans leurs convictions — comme la plupart des humains ; incapables de contrer une suggestion de masse à l’instant décisif— ils sont pacifistes en temps de paix, militaristes en temps de guerre. Seule une organisation ferme, menée par une volonté forte, peut les contraindre durablement au service de la paix.

    3. PACIFISME RELIGIEUX ET POLITIQUE

    Le pacifisme religieux combat la guerre, parce qu’elle est amorale — le pacifisme politique, parce qu’elle est non rentable.

    Le pacifisme religieux voit dans la guerre un crime — le pacifisme politique une imbécillité.

    Le pacifisme religieux veut abolir la guerre à travers un changement des humains — le pacifisme politique veut empêcher la guerre à travers un changement des relations. —

    Ces deux formes de pacifisme sont bonnes et justifiées : séparées elles servent la paix et le progrès humains ; ce n’est que dans leur mélange qu’elles se nuisent plus qu’elles ne se servent mutuellement. En revanche elles doivent mutuellement sciemment se soutenir : il est donc normal  que le pacifiste politique se serve aussi d’arguments éthiques pour renforcer l’attractivité de sa propagande ; et que le pacifiste religieux, dans un cas critique, soutienne la politique pacifiste — plutôt que la militariste.

    *

    Dans ses méthodes, le pacifisme pratique doit cependant s’émanciper du pacifisme éthique : sinon il demeure incapable de mener victorieusement le combat contre le militarisme.

    En politique, les méthodes machiavéliennes du militarisme ont mieux fait leurs preuves que les méthodes tolstoïennes du pacifisme qui a pour conséquent dû capituler en 1914 et 1919.

    Si à l’avenir le pacifisme veut vaincre, il doit alors apprendre de ses adversaires et poursuivre ses buts tolstoïens avec des moyens machiavéliens : il doit apprendre des bandits comment on traite avec les bandits. En effet celui qui parmi des bandits jette son arme en signe de non-violence, n’aide ainsi que les bandits, que la violence, que l’injustice.

    C’est pourquoi le pacifiste politique doit reconnaître le fait que, dans la politique actuelle, la non-violence de la violence n’est pas encore mure, que seul peut renoncer à la violence celui qui, comme jadis le christianisme, compte sur les siècles. Mais l’Europe ne peut faire cela : si la paix ne vainc pas ici bientôt, alors dans 300 ans seuls des archéologues chinois dérangeront encore le calme de ses églises. Il ne suffit donc pas que la paix européenne vainque : si elle ne vainc pas bientôt, sa victoire sera illusoire.

    *

    Qui veut jouer victorieusement à un jeu, doit se soumettre aux règles du jeu. Les règles du jeu de la politique sont : la ruse et le pouvoir .

    Si le pacifisme veut s’insérer pratiquement dans la politique, alors il doit se servir de ces moyens pour combattre le militarisme. Ce n’est qu’après sa victoire qu’il pourra changer les règles du jeu et substituer le droit à la puissance .

    Cependant, tant qu’en politique la puissance passe avant le droit, le pacifisme doit s’appuyer sur la puissance. S’il laisse la puissance aux bellicistes, tandis que lui-même s’appuie seulement sur son bon droit — il ne prête alors main forte, en tant qu’il reste borné dans ses principes , qu’à la guerre du futur.

    Un politicien qui ne veut pas utiliser le pouvoir ressemble à un chirurgien qui ne veut pas couper : ici comme là, il s’agit de trouver la juste mesure entre le trop et le trop peu : sinon le patient meurt au lieu de guérir.

    La politique est l’apprentissage de la conquête et de l’usage juste de la puissance. La paix intérieure de tous les pays est maintenue  à travers le droit et le pouvoir : le droit sans le pouvoir mènerait immédiatement au chaos et à l’anarchie, donc à la plus grave forme de pouvoir.

    Le même destin menace la paix internationale — si son droit ne trouve aucun soutien dans une organisation internationale de la puissance.

    Le pacifisme en tant que programme politique ne doit donc en aucun cas refuser le pouvoir : seulement il doit l’utiliser contre la guerre — plutôt que pour.

    *

    La méfiance des masses pacifiques ] vis-à-vis de la gouvernance politique des pacifistes, qui est un paradoxe apparent, s’explique par le fait que la plupart des pacifistes ne maîtrisent pas le B.A.- BA de la politique.

    En effet, tout comme dans un procès nous confions plus volontiers notre défense à un avocat adroit, plutôt que maladroit — même si ce dernier est plein de bonté : de même les peuples remettent plus volontiers leur destin entre des mains adroites que pleines de bonté.

    Les pacifistes ne conquerront la confiance politique des masses que s’ils ne sont pas seulement, d’après les mots de la Bible, doux comme les colombes — mais aussi intelligent comme les serpents ; s’ils ne sont pas seulement nobles dans les buts — mais aussi adroits dans les moyens , à l’instar de leurs rivaux militaristes.

    4. RÉFORME DU PACIFISME

    Les temps modernes exigent un nouveau pacifisme. Des hommes d’État doivent marcher à sa tête, plutôt que des rêveurs ; des combattants doivent remplir ses rangs, plutôt que des râleurs !

    Seul un pacifisme étatique intelligent peut convaincre les masses — seul un pacifisme héroïque peut les attirer !

    Les nouveaux pacifistes doivent être des optimistes de volonté — mais des pessimistes du constat  . Ils ne doivent ni ignorer ni surestimer les dangers qui menacent la paix — mais plutôt : les combattre. L’affirmation : « Une nouvelle guerre est impossible ! » est aussi fausse que l’affirmation « Une nouvelle guerre est inévitable ! ». Le fait de savoir si la potentialité de la guerre se transformera ou non en réalisation de la guerre dépend en premier lieu de la force d’agir et de la circonspection des pacifistes. En effet la guerre et la paix ne sont pas des événements naturels — mais une oeuvre humaine.

    « La paix est menacée ;

    La paix est possible ;

    La paix est souhaitable :

    Créons donc la paix ! »

    *

    Le nouveau pacifisme doit délimiter ses buts pour les atteindre et seulement exiger ce qu’il est décidé à imposer. En effet, le royaume de la paix ne se laisse conquérir que pas à pas , et un pas en avant dans la réalité a plus de valeur que mille pas dans l’imagination.

    Les programmes illimités n’attirent que les fantaisistes — tandis qu’ils répuisent les politiciens : un politicien peut cependant faire plus pour la paix que mille fantaisistes !

    *

    Les pacifistes de toutes les nations, de tous les partis et de toutes les visions du monde doivent former une phalange dans la politique internationale, avec une gouvernance uniforme et des symboles communs.

    Une fusion entre autant de groupes divergents est impossible et inadaptée — mais leur coopération est possible et nécessaire.

    Le pacifisme doit exiger de chaque politicien de la clarté quant à sa position vis-à-vis de la guerre et de la paix. Dans cette question vitale, chaque électeur a un droit de connaître exactement le point de vue de ses candidats, de savoir dans quelles circonstances précises celui-ci voterait pour la guerre, et quels moyens il veut employer pour empêcher la guerre.

    Si et seulement si les électeurs s’inséraient de cette façon dans la politique extérieure au lieu de, comme jusqu’à maintenant, se laisser abuser par des phrases et des slogans — alors les parlements pourraient devenir des reflets de la volonté pacifique qui anime les masses

    de travailleurs, de paysans et de bourgeois de toutes les nations.

    *

    Le nouveau pacifisme doit avant tout aussi réformer les pacifistes.

    Le pacifisme ne peut vaincre que si les pacifistes sont prêts à sacrifier honneur, argent et vie dans le combat pour la paix ; que si les pacifistes capables de payer  paient — que si les pacifistes capables d’agir  agissent .

    Tant que les masses voient dans les militaristes, qui sont quotidiennement prêts à donner leur vie pour leur idéal,  des héros — mais dans les pacifistes des faiblards et des lâcheurs, l’enthousiasme pour la guerre sera plus fort que l’enthousiasme pour la paix.

    En effet, la force de conviction réside dans les choses — mais la force d’enthousiasme dans les humains.

    Cette force, d’enthousiasmer, sera d’autant plus forte que les pacifistes deviendront des combattants, des apôtres, des héros et des martyrs pour leur idée — plutôt que d’en être des avocats et des bénéficiaires

     

     

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  • 5. LES DANGERS DE LA TECHNIQUE

    Où mènent les exigences éthiques lorsqu’elles sont aveugles aux nécessités techniques — c’est ce qu’a montré le déroulement de la Révolution russe ;où mènent les progrès techniques lorsqu’ils sont aveugles aux nécessités éthiques — c’est ce qu’a montré le déroulement de la Guerre mondiale.

    La technique sans l’éthique mène aussi bien à des catastrophes que l’éthique sans la technique. Si l’Europe ne fait aucun progrès en termes éthiques, elle titubera nécessairement d’une guerre mondiale en une autre : lesquelles seront d’autant plus épouvantables que la technique se sera davantage développée entre temps. L’effondrement de l’Europe est également inévitable si elle ne règle pas le pas de son progrès éthique sur celui de son progrès technique. Cependant il serait aussi risible et lâche de combattre et maudire la technique en tant que telle à cause de la possibilité de catastrophes culturelles techniques — qu’il serait risible et lâche d’éviter et proscrire le chemin de fer à cause de la possibilité des accidents de chemin de fer.

    Pendant que l’Europe développe l’Etat du travail, elle n’a pas le droit d’oublier de préparer l’Etat culturel. Les émissaires du développement éthique : les professeurs et les prêtres, les artistes et les écrivains — préparent les humains au grand jour de fête, qui est le but de la technique. Leur importance est aussi grande que celle des ingénieurs, des chimistes, des médecins : ceux-ci mettent en forme  le corps de la culture à venir — ceux-là l’âme. En effet la technique est le corps , et l’éthique l’âme de la culture. C’est ici que réside leur opposition — ici que réside leur parenté. —

    L’éthique enseigne aux humains le juste usage de la puissance et de la liberté, que la technique leur accorde. Tout abus de puissance et de liberté est plus fatal aux humains que l’impuissance et l’absence de liberté : de par la méchanceté humaine, la vie dans la future période d’otium pourrait devenir encore plus affreuse que celle dans factuelle période de travail forcé  dépend de l’éthique que la technique mène les humains aux enfers ou aux deux.

    La machine a une tête de Janus : manipulée avec esprit, elle sera l’esclave de l’humain du futur et lui assurera la puissance, la liberté, l’otium et la culture — manipulée sans esprit, la machine réduira l’humain en esclavage et lui volera le reste de sa puissance et de sa culture 56 . Si l’on ne réussit pas à faire de la technique un organe de l’humain — alors l’humain se réduira nécessairement à une partie de la machine.

    La technique sans l’éthique est un matérialisme pratique : il mène au déclin de ce qu’il y a d’humain dans l’humain et à sa métamorphose en machine ; il amène l’humain à se banaliser et à sacrifier son âme aux choses. Tout progrès technique  devient dommageable et sans valeur si l’humain, tandis qu’il conquiert le monde, perd son âme : il aurait alors mieux valu pour lui qu’il demeurât un animal.

    Tout comme parmi les peuples de guerre les armées et les guerres étaient nécessaires pour le maintien de la liberté et de la culture — de même le travail et la technique sont nécessaires sur les continents pauvres et surpeuplés pour le maintien de la vie et de la culture. L’armée doit cependant rester au service de buts politiques — la technique au service de buts éthiques. Une technique qui s’émancipe de l’éthique et se prend pour une fin en soi est aussi fatale pour la culture que l’est pour un État une armée qui s’émancipe de la politique et se prend pour une fin en soi : un industrialisme sans leader pousse tout autant la culture dans l’abîme — qu’un militarisme sans leader y pousse l’État.

    Tout comme le corps est un organe de l’âme, de même la technique doit se soumettre à la conduite éthique ; elle doit se garder de tomber dans l’erreur que l’art a commise par la proclamation de l’art pour l’art  ; car ni l’art, ni la technique, ni la science, ni la politique ne sont des fins en soi : tous ne sont que des chemins qui mènent à l’humain — à l’humain fort et accompli. —

    6. LE ROMANTISME DU FUTUR

    Lors des temps durs et difficiles, la nostalgie grandit et avec elle le romantisme.

    Notre temps aussi a donné naissance à un romantisme : partout naît la nostalgie pour des mondes lointains et plus beaux, qui doivent nous aider à surmonter la cruelle monotonie de nos journées de travail. Les centres de soin du romantisme moderne : cinémas, théâtres, romans, sont comme des fenêtres à travers lesquelles les travailleurs forcés de la maison de redressement européenne peuvent jeter un oeil dans la liberté . —

    Le romantisme moderne a quatre formes principales :

    Le romantisme du passé, qui nous renvoie dans des époques plus colorées et plus libres de notre histoire ;

    le romantisme du lointain, qui nous découvre le grand Est et l’Ouest sauvage ;

    le romantisme de l’occulte, qui pénètre dans les domaines les plus fermés de la vie et de l’âme, et qui remplit le quotidien désertique avec des merveilles et des mystères ;

    le romantisme du futur, qui console l’humain du désolant aujourd’hui, à travers l’aperçu d’un lendemain doré.

    Spengler, Kayserling et Steiner rejoignent ce romantisme moderne ; Spengler nous découvre les cultures du passé — Kayserling les cultures du lointain — Steiner le royaume de l’occulte. La grande influence que ces hommes exercent sur la vie de l’esprit  allemande découle en partie de la nostalgie romantique du peuple allemand, durement éprouvé, regardant dans le passé, le lointain et au ciel, pour y trouver une consolation. —

    L’imagination mène vers le passé, le lointain et l’au-delà — l’action, vers l’avenir. C’est pourquoi ni l’historicisme, ni l’orientalisme, ni l’occultisme n’agissent en tant que force effectivement motivante  de notre temps — mais plutôt le romantisme du futur : il a donné naissance à l’idée à’Etat du futur et avec elle a déclenché le mouvement mondial du socialisme : il a créé l’idée du surhumain et avec elle a déclenché la réévaluation des valeurs.

    Marx, le proclamateur de l’État du futur et Nietzsche, le proclamateur du surhumain, sont tous deux des romantiques du futur. Ils ne repoussent le paradis ni dans le passé — ni dans le lointain — ni dans l’au-delà : mais

    57 [NdT] À propos de la notion de vie de l’esprit, cf. Hegel.

    dans le futur. Marx prêche l’arrivée du royaume mondial du travail — Nietzsche l’arrivée du royaume mondial de la culture. Tout ce qui aujourd’hui se rapporte à Y Etat du travail, doit prendre position par rapport au socialisme — tout ce qui aujourd’hui se rapporte à la préparation de YEtat culturel, doit prendre position par rapport au surhumain. Marx est le prophète du lendemain — Nietzsche le prophète du surlendemain^.

    Tous les grands événements sociaux et spirituels de l’Europe actuelle se rattachent d’une façon ou d’une autre à l’oeuvre de ces deux hommes : la révolution mondiale, sociale et politique, est placée sous le signe de Marx — la révolution mondiale, éthique et spirituelle, est placée sous le signe de Nietzsche. Sans ces deux hommes, la face de l’Europe serait autre. —

    Marx et Nietzsche, les proclamateurs de l’idéal du futur, social et individuel, sont tous deux des Européens, des hommes, des personnes dynamiques. De la fixation de leurs idéaux dans le futur résultent la volonté et la nécessité de les réaliser par des actions. Leurs idéaux dynamiques incluent des exigences : ils ne veulent pas seulement instruire l’humain, mais aussi le contraindre ; ils tournent son regard vers l’avant, et agissent ainsi comme des recréateurs de la société et de l’humain. Dans leur polarité se reflètent l’essence de l’esprit européen et le futur du destin européen. —

    Le plus haut, l’ultime idéal du romantisme  du futur européen est : non pas l’abandon de — mais le retour à la nature sur un plan plus élevé. La culture, l’éthique et la technique sont au service de cet idéal. Après des centaines de milliers d’années de guerre, l’humain doit à nouveau faire la paix avec la nature et retourner dans son royaume ; mais non en tant que sa créature — plutôt en tant que son maître. En effet, l’humain est sur le point de renverser la constitution de sa planète : hier elle était anarchique, demain elle devra devenir monarchique. Une créature, parmi des milliards, est en train de s’emparer de la couronne de la création : l’humain libre et épanoui, en tant que maître royal de la Terre. —

     

     

     

     

     

     

     

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  • 3. L’ÉTAT DES PRODUCTEURS ET L’ÉTAT DES CONSOMMATEURS

    Un autre des devoirs de l’État du travail est Xélévation  de la prospérité générale à travers l’augmentation de la production.

    Dès que seront mises sur le marché plus de ressources qu’il ne peut en être consommées — cessera alors la faim, et l’état de nature béni du pays des arbres à pain se répétera à un niveau plus élevé.

    Ce n’est que lorsque une ville construit plus de logements qu’elle n’héberge de famille qu’elle bannit la détresse du logement, qu’elle ne fait que soulager, répartir et déplacer en procédant à une mise en quartier forcée.

    Ce n’est que lorsque autant de voitures seront produites que de montres, que chaque travailleur sera propriétaire d’une voiture : qu’il n’y ait pas que les commissaires du peuple qui s’asseyent dans les voitures confisquées des directeurs de banque.

    Ce n ’est qu ’à travers la production, et non à travers la confiscation, que la prospérité d’un peuple peut continuellement s’élever. —

    Dans l’Etat capitaliste, la production est dépendante  de la formation des prix. Quand c’est dans l’intérêt de la formation des prix, le producteur est tout aussi bien décidé à anéantir qu’à produire des marchandises, à entraver qu’à encourager la technique, à réduire qu’à augmenter la production. Si le développement technique et culturel est au diapason de ses intérêts, alors il est prêt à l’encourager — s’ils sont en opposition réciproque, alors il se prononce sans hésiter pour le profit, contre la technique, la production et la culture.

    Il est dans l’intérêt durable des producteurs que la demande excède  toujours l’offre — tandis qu’il est dans l’intérêt des consommateurs que l’offre excède la demande.

    Le producteur vit du besoin  des consommateurs : les producteurs de céréales vivent du fait que les humains aient faim ; les producteurs de charbon vivent du fait que les humains aient froid. Ils ont intérêt à éterniser la faim et le froid. Le capital des céréales serait décidé à saboter l’invention d’un remplaçant du pain — et le capital du charbon l’invention d’un remplaçant du charbon ; le cas échéant, ils essaieraient de racheter et d’anéantir l’invention en question. Les travailleurs des domaines de production en question seraient solidaires de leurs entrepreneurs, pour ne pas perdre travail et revenus.

    Les entrepreneurs et les travailleurs industriels ont intérêt à la hausse des prix de leurs articles industriels, — les agriculteurs et les travailleurs agricoles à la hausse des prix de leurs produits de la terre. En tant que producteurs, les souhaits des humains divergent — tandis qu’en tant que consommateurs, tous les humains ont le même but commun : la réduction des prix à travers une augmentation de la production.

    Une autre des idioties de l’État des producteurs est la publicité . Elle est une conséquence nécessaire du combat concurrentiel et consiste en la hausse de la demande à travers l’éveil artificiel de la convoitise humaine. Cet étalage et cette course au luxe, qui éveille la convoitise sans jamais pouvoir la satisfaire — agit aujourd’hui en tant que cause principale de l’envie généralisée, de l’insatisfaction et de l’aigrissement  généralisés. Aucun habitant des grandes villes ne peut acheter tout ce déballage de marchandises qui  aveugle ses yeux sur les étalages : il se sent donc obligatoirement toujours pauvre, comparé à ces richesses et ces jouissances empilées et déballées. Les ravages de l’âme que cause la publicité ne peuvent être aplanis qu’à travers l’abolition de la concurrence ; le combat concurrentiel ne peut à son tour être aplani qu’à travers l’abandon du capitalisme.

    En dépit du formidable soutien] dont l’âge technique est redevable au capitalisme, il ne doit pas devenir aveugle aux dangers qui le menacent de ce coté-là : il va devoir, au bon moment, mettre en application un meilleur système, évitant les fautes du capitalisme.

    Le rival et héritier de l’État entrepreneurial capitaliste, l’État des travailleurs communiste, reprend une partie des erreurs de son prédécesseur : car chez lui aussi domine un groupe de producteurs, lui aussi est un Etat de producteurs.

    L’État culturel du futur sera en revanche un État de consommateurs : sa production sera contrôlée par les consommateurs — et non, comme aujourd’hui, la consommation contrôlée par les producteurs. On ne produira pas par amour du profit — mais par amour du bien-être  et de la culture généralisés : non par souci des producteurs, mais par souci des consommateurs.

    C’est la mission future du parlement que de représenter et de défendre les intérêts concordants de tous les consommateurs contre les intérêts divergents des groupes de producteurs, dont les porte-paroles sont aujourd’hui encore les députés et les partis.

    4. RÉVOLUTION ET TECHNIQUE

    Le renversement économique, qui doit remodeler l’actuelle anarchie de la production européenne en un nouvel ordre, n’a pas le droit d’oublier sa mission productive et doit se garder de sombrer dans les méthodes destructives de la Russie. En effet l’Europe est, du fait de sa situation nordique et de sa surpopulation, dépendante plus que tout autre continent, du travail organisé et de la production industrielle. Elle ne peut pas vivre, même temporairement, des aumônes de sa nature avare ; tout ce qu’elle a obtenu, elle le doit aux actions de son armée du travail. Dont la désorganisation radicale à travers la guerre ou l’anarchie signifie la mort culturelle de l’Europe : car à travers une immobilité temporaire de la production industrielle, ce sont au moins cent-millions d’Européens qui devraient mourir de faim ; l’Europe, à qui manque la force de résistance de la Russie, ne pourrait pas survivre à une telle catastrophe. —

    L'éthique exige du renversement européen à venir qu ’il ménage et sanctifie la vie humaine — ;

    la technique exige du renversement européen à venir qu’il ménage et sanctifie l’œuvre  humaine.

    Qui tue un humain volontairement— commet un sacrilège à l’égard de l’esprit saint de la communauté ; qui détruit volontairement une machine — commet un sacrilège à l’égard de l’esprit saint du travail. De ce double sacrilège s’est rendu coupable au plus haut degré le capitalisme pendant la Guerre mondiale, le communisme pendant la Révolution russe. Les deux n’ont fait preuve de respect ni pour la vie humaine, ni pour l’oeuvre humaine.

    Si l’Europe est capable d’apprendre, alors elle peut apprendre de la Révolution russe quelles méthodes elle n’a pas le droit d’utiliser ; car en

    celle-ci elle a un exemple édifiant de l’importancede la technique et de la  vengeance qu’elle inflige à ceux qui la méprise. Les détenteurs de pouvoir en Russie ont imaginé pouvoir délivrer  leur pays et le monde avec des buts éthiques et des moyens militaires seuls — plutôt qu’à travers le travail et la technique. Ils ont sacrifié l’industrie et la technique de leur pays à la politique. Mais tandis qu’ils saisissaient les étoiles de l’égalité, ils ont perdu sous leurs pieds le sol de la production — et ont donc chuté dans l’abîme de la misère. Pour se sauver de cet abîme, dans lequel les peuples russes se délitent, les leaders communistes se voient contraints d’appeler à l’aide leurs ennemis mortels capitalistes, contre la nature russe surpuissante, qui jadis pulvérisa la grande armée napoléonienne, et qui menace aujourd’hui le bolchevisme avec la même fatalité.

    Si l’Europe suit l’exemple destructif de la Révolution russe, elle risque alors, au lieu de s’engager vers un nouvel ordre post-capitaliste, de sombrer à nouveau dans la primitivité de la barbarie pré-capitaliste et de se retrouver contrainte de retraverser une fois de plus l’époque capitaliste. Il est souhaitable que sa clarté d’esprit la garde de ce destin tragique, sinon il lui arrivera ce qui arrive à un patient sous anesthésie, mourant d’une défaillance cardiaque — tandis qu’une géniale opération est accomplie sur lui. Le pouls de l’Europe est en effet la technique : sans technique elle ne peut pas vivre — même sous la plus libre des constitutions. Avant de pouvoir passer à la répartition des biens, la production des biens doit être assurée : car qu’y a-t-il besoin d’égalité quand tous meurent de faim ? Et en quoi nuit l’inégalité, quand personne ne souffre de la misère ?

    La Révolution européenne devrait multiplier sa production, au lieu de l’anéantir— ranimer sa technique, au lieu de la détruire. C’est seulement ainsi qu’elle aurait une perspective de réussite et de réalisation durable de son idéal éthique.

    L’organisation technique et le parc de machines européens forment le fondement de sa future culture ; si l’Europe tente de poser le toit politique sur cette construction culturelle, avant que d’en monter les murs porteurs techniques — l’édifice s’écroule et enterre sous ses décombre le maître d’oeuvre irréfléchi avec ses pauvres habitants. —

     

     

     

     

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